Les femmes représentent plus de 60% de la population globale de l'Irak. Pourtant leur apparition sur la scène publique reste timide, limitée à l'essentiel : se protéger et tenter de survivre au chaos...
A Bagdad, depuis la fin de la guerre proclamée en mai 2003, la condition générale des Irakiennes est déplorable. Les exactions perpétrées sur un certain nombre d'entre elles - enlèvements, viols et meurtres à raison de deux cents à quatre cents selon les sources - sont confirmées par nombre d'observateurs oeuvrant sur place au sein de diverses associations et organisations. En outre, des facteurs relatifs aux carences en soins médicaux ainsi que le manque d'hygiène, de nourriture et d'eau potable viennent ajouter un fardeau supplémentaire sur leurs épaules déjà fragilisées. " Près de 50% des femmes vivant à Bagdad souffrent d'anémie ", révèle Hanaa Edward, membre fondatrice et actuelle secrétaire de l'association "Al-Amal" au profit des femmes irakiennes. De son côté, Layla Mohammed, présidente de "l'Organisation of Women's Freedom in Iraq", dénonce " Ces campements qui sont disposés aux alentours de Bagdad et qui comptent des milliers de personnes. La majorité des femmes qui y vivent sont des mères seules, chômeuses, qui n'ont pas accès aux soins et dont les enfants ne peuvent être scolarisés ! ". Il semblerait que personne ne s'estime réellement concerné par cette dérive sanitaire et sociale. Aucune aide spécifique n'a été apporté à ces femmes malgré les lettres et les multiples demandes qui ont été adressées depuis plusieurs mois par ces diverses associations devant le groupe de représentants irakiens réunis par la coalition et devant le consul américain. Force est de constater que les femmes sont d'autant plus vulnérables aujourd'hui qu'elles subissent directement les conséquences des trois guerres successives, aggravées par douze années d'embargo. Certaines d'entre elles, pour les plus pauvres, tentent de survivre dans la mendicité : " Hi, one dollar ? " repètent les jeunes enfants des rues, accrochés aux bras des passants, sous le regard vide de leur mère, désabusée, assise vingt mètres plus loin. L'insécurité actuelle, engendrée essentiellement, selon elles, par la présence de l'armée américaine, accentue leur désarroi et leur peur.
Ainsi, cette atmosphère de terreur semble favoriser, dans certains quartiers, l'émergence d'un discours "religieux" de circonstance qui vient apporter une réponse idéologique aux préoccupations d'une population désabusée et en manque de repères. Pourtant, assure Hanaa Edward : " le discours religieux n'a jamais trouvé d'écho en Irak, de toute son histoire contemporaine "…
De leurs côtés, Houda, Anam, Chada et Amira, membres d'un centre féminin créé sous l'égide de l'I.R.D. (International Relieve and developpement), avouent regarder avec scepticisme cette " armée d'occupation " qui ne leur inspire aucune confiance. La démocratie tant promise comme le seul remède à leurs maux ne les convainc pas. Si elles portent le "Hijab" (le voile), c'est parce qu'il participe à garantir leur sécurité lorsqu'elles se promènent dans la rue. Il semblerait même qu'il leur permette de recouvrer une certaine identité. Hanaa ne croit cependant pas à l'émergence d'un mouvement fondamentaliste en Irak et le port du voile reflète, ici, plus un conditionnement traditionnel qu'une ferveur profondément religieuse. A Bagdad, il y a autant de styles vestimentaires différents qu'il y a de femmes. Certaines se promènent dans la rue, au minimum par deux, vêtue d'un chemisier, d'une jupe longue, d'un pantalon, les cheveux détachés voire permanentés. Beaucoup sont maquillées, avec ou sans voile. L' " Abaya ", habit noir qui recouvre entièrement le corps de certaines femmes, ne laissant apparaître que leur visage, y est aussi commun. Les intéressées assurent : " Cette robe n'a aucune connotation religieuse, c'est l'habit traditionnel ". Ce que nous pourrions considérer comme d'éventuelles radicalisations relatives aux pressions émises autour du port du voile ne sont, d'après Hanaa, que des élans passagers qui témoignent du chaos actuel. Une sorte de bouillonnement violent et profond, qu'il faut participer à canaliser pour en extraire le meilleur. Dès lors, l'énergie déployée par toutes ces actrices du changement prend toute sa valeur : " C'est le moment rêvé de revendiquer les droits des femmes dans notre pays ! ", déclarent-elles.
L'avenir sera positif si les femmes elles-mêmes se donnent le droit de prendre part à la gestion de la société et cela, au niveau le plus haut. En son temps, ce pays fut un Etat précurseur dans la région pour promouvoir la place des femmes dans les sphères décisionnelles et aux postes à responsabilités. " Il ne faut pas oublier que l'Irak fut le premier pays arabe du Moyen-Orient à compter, dès 1938, une femme juge, et en 1959, une femme ministre au sein du gouvernement. ", rappelle Hanaa. Cependant, beaucoup de lois, instaurées sous le règne de Saddam Hussein, leur ont retiré peu à peu ces acquis précieux, participant ainsi à délimiter les rôles entre les hommes et les femmes. " Nous, les femmes, nous étudions pour développer économiquement et socialement le pays. Les hommes s'occupent de le contrôler, ils veulent le pouvoir et nous leur laissons. C'est comme ça, nous n'y pouvons rien ! " déclarent, quelque peu fatalistes, des étudiantes de la Faculté des Sciences de Bagdad. A ce jour, il apparaît primordial d'effectuer un réel travail de sensibilisation auprès des femmes et des jeunes filles, notamment sur cette notion de " genre " dont elles n'ont aucune connaissance. Des conférences, des rencontres et débats, qui ont lieu déjà régulièrement, vont petit à petit participer à favoriser une prise de conscience générale du rôle essentiel que les Irakiennes peuvent jouer dans la création d'une nouvelle société. C'est aussi un moyen pour lutter contre les discriminations qu'elles subissent et essayer d'en réduire la portée sur leur vie quotidienne à défaut d'y mettre un terme. Bon nombre de mouvements féministes naissent des cendres de l'ancien régime et des années de guerres successives. Il existe, actuellement, plus de vingt associations et organisations de défense des droits des femmes à Bagdad alors qu'une seule existait du temps du régime du Raïs, instrument de propagande du pouvoir. Peu organisées et ne travaillant pas vraiment ensemble, ces femmes manifestent néanmoins une volonté évidente pour comprendre, apprendre et revendiquer leur sexo-spécificité. Beaucoup d'hommes seraient prêt à les suivre et à les encourager dans cette course à l'émancipation, à la reconnaissance d'elles-mêmes et de leur place au sein de la société irakienne. Mais ces hommes là ne sont pas au pouvoir ! Et elles confient, conscientes : " Nous repartons de zéro ! "
Alors que le gouvernement américain s'était engagé à donner aux femmes irakiennes une place importante dans la reconstruction de leur pays ainsi que dans ses instances politiques, aucun acte concret ne témoigne aujourd'hui de la moindre avancée dans cette direction. L'Irak, tel qu'il est administré actuellement, et dans lequel les troupes de la coalition s'enlisent chaque jour un peu plus, peut-il tenir encore ses promesses ? Rien n'est moins sûr !
Dans les partis politiques, les hommes répondent aux femmes qui se manifestent à eux pour revendiquer leur place au sein de la future société : " laissez-nous redresser la situation de l'Irak et vous gagnerez vos droits ". " Non ! ", leur rétorque Hanaa et ses consœurs, " nous devons construire avec vous dès maintenant, sans attendre, et parler de nos droits en même temps que nous reconstruisons la société irakienne ". En effet, de ce ciment-là seulement, équilibre puissant entre les deux genres, naîtra un nouveau pays. Et c'est, de toute évidence, à cette édification que la communauté internationale doit s'engager à participer, sans doute sous une autre forme de gestion, plus sociale et respectueuse de tout un peuple, que celle établie depuis mars 2003. C'est, certes, une affaire de droit international, mais c'est avant tout une question d'engagement, sans condition, en faveur des droits humains.
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